CLINIQUE
DES LILAS
CHARLES
GRANGE Aix-Les-Bains,
Objet : Concerne votre oncle Michel Grange Monsieur, Nous vous informons du décès de votre oncle Michel Grange, hospitalisé dans ma clinique le 12 mai 1985. En cette circonstance, je pense nécessaire de vous communiquer certains détails concernant la maladie de votre oncle. Pendant les quinze années qu'il a passé dans mon service, il n’a cessé de nier son état psychologiquement défaillant. Néanmoins, mon diagnostic est formel : votre oncle souffrait de schizophrénie aiguë. Lorsque votre père, Benoît Grange, l'a confié à nos soins, ce fut parce qu'il avait commis des actes qui démontraient une évidente folie. Ces agissements ont prouvé ses troubles mentaux puisque, après les avoir réalisés devant témoins, il a prétendu que « son reflet » en était responsable. Pendant quinze ans, il a continué à rejeter la faute sur cet « être » sorti de son subconscient. Même devant le psychologue et moi-même, il n'a jamais avoué les actes qui lui étaient attribués. Il parlait seul dans sa cellule et changeait de personnalité continuellement et ne se mêlait jamais aux autres pensionnaires, sous prétexte qu'il ne voulait « en aucun cas fréquenter tous ces fous ». Malgré cela, sa santé physique n'a pas été altérée. La dernière fois que je l'ai vu, ses cheveux et ses rides ne changeaient rien à ses crises. Il est mort à la suite d'une de celles-ci, où il a brisé tous les miroirs d'une des salles de bains de la clinique. Il voulait en extraire son reflet qui l'oppressait (selon les infirmiers qui l'ont entendu crier). Je l'ai trouvé mort sans rien pouvoir pour lui. Avant son décès il a pourtant pu rédiger en quelques années le manuscrit racontant sa vie. Je le joins à cette lettre, étant donné que vous étiez l'unique personne chère à ses yeux. Je le tiens de sa propre bouche. Vous priant d'accepter mes condoléances et l'expression de mon respect, Docteur Marnier Jean-Pierre Psychiatre. |
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La trahison du reflet Ah ! la pluie… Il pleuvait souvent dans la région où je suis né… en 1946. A mon âge, ma mémoire défaille un peu, mais je me souviens des bons moments qui ont rythmé mon enfance. J’étais un sacré garnement à l’époque, j’avais une réputation de canaille au village, surtout auprès de l’épicier. Il disait souvent : « Ah ! ce Michel Grange, il est insup-portable ! » Les gens m’auraient sûrement apprécié davantage si je n’avais pas eu de frère. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de lui étant enfant, mais je sais qu’il offrait un solide contraste avec moi : j’étais brun, bronzé, les yeux noirs, lui était blond, les yeux bleus, avec un teint de pêche. Par-dessus tout, il était sage, si bien que nos parents me disaient toujours : « Prends exemple sur Benoît », sans cesse ! Je n’ai quasiment aucun souvenir de l’école primaire ni du collège, mais je me rappelle très bien le lycée. J’étais en pensionnat, paradoxalement je me sentais libre. Je devais être un bon élève, puisqu’en juillet 69, alors que Neil Armstrong posait le pied sur la Lune, je décrochais mon diplôme d’ingénieur. En fait, je crois que le seul point noir de ma scolarité, ce furent les filles ! Je ne supportais jamais plus d’une semaine celle avec qui je sortais. En revanche, Benoît avait beaucoup de succès auprès de … mes petites amies, justement ! Il s’est marié avec l’une d’entre elles, en 1978, il me semble. Plus tard, ils eurent un enfant adorable qu’ils prénommèrent Charles. J’étais très proche de ce garçon et, souvent, je l’emmenais dans un endroit mémorable de mon enfance, le « château de la grande plaine ». Cet endroit, où je passais le plus clair de mon temps libre, me fascinait depuis longtemps et, je crois, me fascinera toujours. J’aimais tellement cet endroit que je finis par me décider à l’acheter. C’était un grand château, trop grand pour moi, bien sûr, mais je tenais vraiment à vivre en ces lieux. Une fois ma maison retapée, je dus la meubler. J’y accrochai une multitude de miroirs pour éclairer les pièces trop sombres pour moi. En février 1985, j’emménageai dans ma nouvelle demeure. Ma chambre était lugubre, malgré l’immense miroir au-dessus de mon lit. Dans cet endroit, il me semblait sentir toujours une présence qui me pesait : je me sentais continuellement surveillé. Mais j’étais seul, seul avec … moi-même. Un jour, en me regardant dans la glace, je crus apercevoir comme une lueur dans mes yeux, une lueur … cruelle, sournoise, comme si ce n’était pas moi. Je me trouvai alors ridicule de raisonner de cette manière. Je divaguais, c’était certain. En rentrant chez moi, un soir glissé dans la pénombre, je découvris que ma demeure avait été dévastée : les rideaux arrachés, les meubles renversés, la vaisselle brisée. Pourtant les miroirs étaient intacts, rien n’avait été volé, la porte était fermée, les fenêtres également. Je courus à l’étage pour constater les autres dégâts. J’avais peur… quelqu’un était chez moi depuis longtemps puisque personne n’était entré ici pendant mon absence. Mon regard allait de gauche à droite, observant tout à la fois. Je m’attendais à tout moment à voir surgir quelqu’un de l’ombre. Soudain, quelque chose attira mon attention : dans le miroir encadré d’ébène au mur du corridor sombre, mon reflet souriait ! J’avais peur, à tel point que mon cœur battait à tout rompre, mais dans la glace, mon reflet avait cet air narquois qui faisait augmenter mon angoisse. Et si… si c’était lui qui avait tout saccagé ici ? Non, c’était impossible ! Mais en relevant les yeux, mon effroi fut à son comble : je n’avais plus de reflet. Il avait disparu ! Une sensation glacée me parcourut, comme si un être invisible venait me frôler, comme pour réveiller en moi la terreur que m’infligeaient les événements survenus ces temps derniers. De événements qui se reproduisirent d’ailleurs à plusieurs reprises. Pendant plusieurs jours, je dus subir ses persécutions perpétuelles. Il me narguait toujours avec cette expression de mépris dans son regard (ou plutôt dans MON regard) à tel point que je n’osais même plus me regarder dans la glace (comment l’aurais-je pu, ce n’était plus moi que je voyais ?). J’étais surmené, à bout de nerfs, les gens qui me connaissaient se posaient des questions sur mon état. Ne pouvant plus rester ainsi, je décidai d’agir. Mais comment me débarrasser de cet autre moi-même ? Cela me parut impossible. Pourtant, je remarquai que lorsque je passais devant un miroir quelconque, « il » s’y introduisait et se moquait de moi, sauf quand il s’agissait du miroir du corridor : celui-là, j’avais beau passer et repasser devant, « il » n’y entrait jamais. J’en conclus qu’il avait peur de ce miroir particulier et que si jamais « il » y pénétrait, « il » n’en ressortirait jamais. Je devais donc l’obliger à y entrer. Pour la première fois, je décidai d’en parler à quelqu’un et curieusement c’est à mon frère que j m’adressai. A son domicile, c’est lui qui m’ouvrit la porte. Il se tenait là, l’air surpris, mais en même temps plein de reproches, comme s’il m’en voulait pour quelque chose. C’est moi qui engageai la conversation. "Bonjour,
Benoît, comment vas-tu ?, demandai-je, je voudrais te parler, c'est
important. « Tu
sais ce que je pense ? Vexé, je quittai la pièce en marmonnant que je ferais comme bon me semblerait. De retour chez moi, je ne sentis pas « sa » présence, alors j’en profitai pour changer le miroir de place. Il était immense et très lourd, encadré de bois doré et de style XVI° siècle. Il me paraissait magnifique, je l’avais acheté à une vieille dame dans une brocante. En le déplaçant, je trébuchai puis, en un instant, je me retrouvai dans un endroit que je ne connaissais pas, un lieu irréel… je compris alors que je me trouvais à l’intérieur du miroir… j’étais devenu mon propre reflet ! Prisonnier de ce monde inconnu, je déprimai. Ma vie prenait fin ici, je le savais… j’en étais sûr. Pourtant, j’avais à travers le miroir une vue sur une partie de ma maison. Je me demandai où était passé mon reflet, puis je compris que puisque moi, j’avais pris sa place, il avait pris la mienne, donc il était devenu humain ! J’en fus persuadé lorsque je le vis : il était là, en chair et en os, cela m’effrayait. Il « me » remit droit (le miroir où je me trouvais était sur le sol depuis ma maladresse). Se moquant de moi, il me fit le récit de ses dernière activité « humaines ». En quelques heures, il avait brisé mon existence : il avait blessé mon frère, volé dans les boutiques, déshonoré ma famille, tout en prétextant qu’il était juste un reflet. Visiblement fier de lui, il m’annonça qu’à présent c’était moi qui récolterais le fruit de ses actes. A l’apogée de son bonheur, il glissa la main à travers la glace, tandis que s’opérait une transformation extraordinaire. Il me chuchota : « Tu ne te débarrasseras jamais de moi, jamais ! ». Ça y était, j’avais repris forme humaine. Il fallait que je constate l’ampleur de dégâts causés en mon « absence ». Je sortis de chez moi mais soudain… mauvaise surprise… Un camion avec deux infirmiers m’attendaient. Mon frère était présent et me fixait, furieux et désolé à la fois. « Je suis navré, Michel, c’est la seule solution, tu seras mieux là-bas ». Les deux hommes me saisirent et, malgré moi, me conduisirent dans l’ambulance. Je réalisais lentement que j’allais être interné. Une fois à l’asile, j’étais désemparé. Fou… moi… mais c’était impossible… Les visites m’étant interdites, j’ai mis du temps à m’adapter, je ne faisais rien entre les repas et les séances de psychiatre. Tous les jours je tente de raconter mon histoire, tous les jours on tente de me faire oublier… en vain. Quant à « lui », il a tenu sa promesse : jamais il ne m’a quitté. Aujourd’hui encore il me hante et dans cet endroit lugubre où je vis malgré moi, je sais qu’il est là, il :me regarde, me fait souffrir et il rit, il rit à perdre haleine, il rit de ce rire qui me glace le sang la nuit dans mes draps froids, et il rira comme cela indéfiniment… jusqu’à ma mort.
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Virginie D |