CLINIQUE DES LILAS
60 chemin du lac
73200 Aix les Bains
tel :  04.73.01.29.30
fax : 04.73.01.29.31.  
Jean BASSE, directeur.

 

Objet : Avis de décès.                                                                              à M. Antoine FLORIN
                                                                                                         30 Chemin des prés verts
                                                                                                                        74110  Annecy

 

                                                                                                    Aix les Bains, le 15 mai 2001

  

                                                    Cher Monsieur, 

 J’ai le regret de vous informer que votre oncle, Monsieur Alphonse FLORIN, est décédé dans le service de psychiatrie de notre hôpital le 13 Mai 2001 à l’âge de 55 ans.

 Son internement, il y a quinze ans, fut pour lui quelque chose de très difficile à accepter. L’absence de nouvelles de sa famille l’a fortement éprouvé. Il perdait le moral de jour en jour face à la boite aux lettres désespérément vide. La seule lettre qu’il ait reçue fut celle lui annonçant son licenciement de l’entreprise dans laquelle il travaillait avant ses ennuis de santé.

 Donnant de prime abord l’illusion d’une certaine normalité, votre oncle était atteint de psychose, maladie mentale, avec des épisodes délirants accompagnés d’hallucinations visuelles. Lors de ses hallucinations, votre oncle a toujours vu le même personnage du registre proche de l’extra terrestre.

 J’ai personnellement assuré le suivi médical de votre oncle. Il m’est toujours apparu au point de vue relationnel comme une personne très attachante et cliniquement comme un cas psychiatrique  très complexe. Durant nos entretiens, Monsieur FLORIN prenait grand soin dans la description de ce qu’il appelait «  la chose ». Sa force de persuasion était telle que souvent je me pris à m’interroger sur l’authenticité de sa folie.

 Mon pronostic concernant sa santé mentale était plutôt bon dans le sens d’une stabilité. Or, la fréquentation obligée des autres patients du service a constitué pour lui, dans ses moments non délirants, un milieu pathogène aggravant sa santé . Il n’est pas exclu que cet environnement ait pu être aussi un facteur déterminant dans la survenue de son décès précoce.

 La veille, on avait vu Monsieur FLORIN fixer le soleil qui brillait intensément. Après examens d’ophtalmologie, ses yeux avaient subi de graves lésions. Il n’a émis aucune plainte. Cet accident ne peut expliquer  médicalement parlant la mort brutale de votre oncle. Mais, je pense qu’il n’est pas sans lien avec son délire autour du thème de la lumière.

Certains patients de l’établissement disent avoir vu un flash lumineux autour de 19 heures, heure du décès de Monsieur FLORIN, ce qui a pu susciter doute et confusion de la part du personnel soignant.

 Dans sa table de chevet, nous avons trouvé son journal intime, qu’il appelait son « manuscrit d’interné » accompagné d’une lettre contenant ses dernières volontés. C’est à ce titre que je vous adresse ce courrier puisque ce recueil  vous est dédié. 

 Monsieur FLORIN m’avait dit retranscrire l’intégralité de nos entretiens. Je serai vivement intéressé si un jour vous me permettez de les lire à des fins de recherche en psychiatrie, dans la garantie de l’anonymat. 

 Je vous prie de bien vouloir venir, personnellement, retirer le manuscrit de votre oncle au secrétariat de mon service. Je serais honoré de faire votre connaissance.

 Je vous adresse mes sincères condoléances.

 

Dr Jean BASSE, Directeur

                             

 

« L’inquiétante étrangeté »

 

Je me remets à penser à la naissance de mon frère Léon en 1948.

Ce soir-là, je passai la plus effroyable de toutes les nuits de mon existence. Dans mon cauchemar, j’imaginais Léon, ce nouveau frère, qui commençait à me gâcher la vie en prenant mes copines et en déballant ma chambre à tour de bras pour trouver ce que j’avais de plus cher comme par exemple  mon journal intime.

La réalité fut bien pire que cela. Elle dépassait ce que je pouvais imaginer. Évidemment, mes parents ne voyaient rien de tout ça. Je ne me souviens plus très bien si c’était le jour de la retransmission à la télévision  du concert de Jimmy Hendrix en 1951. J’étais à cette époque, à l’école primaire. Léon avait pris la fâcheuse tendance de me taquiner tout le temps si bien que, ce jour-là, excédé, je le pris à bras le corps pour lui coller une gifle magistrale en pleine face. J’étais effrayé de l’ampleur de mon acte. J’étais peureux, même un peu froussard et me sentais quelque part coupable d’avoir levé la main sur mon frère. Il devint alors violent, impulsif et je vis dans ses yeux la soif de vengeance et de là, tout sembla me glisser des mains.

Léon était devenu une vraie furie, le diable en personne. Il m’insultait, devenu bien plus grand et costaud que moi, il me frappait vigoureusement et sans pitié. Avec ses yeux marron et ses cheveux noirs, il était devenu socialement un grand séducteur. Toutes mes copines me quittaient pour lui : nous n’étions donc plus frères, mais voués à devenir ennemis dans tous les domaines.

 Tout cela se passa à l’école maternelle en 1949 à Villeurbanne, puis à l’école primaire de Lyon deux ans plus tard, au collège de la même ville où les boys-band de l’époque étaient : les Rolling Stones et les Beatles donc l’époque du pantalon patte d’éléphant. Lorsque nous passâmes notre Bac, nous redevînmes plus sérieux. Nous abandonnâmes peu à peu nos chamailleries et nos chemins se séparèrent. 

 Puis, nous nous sommes revus avec beaucoup de plaisir à son mariage ; le jour où Léon passa l’anneau nuptial à la belle Roseline. 

Peu après, il me sollicitèrent pour être le parrain du petit Antoine. J’acceptai, rempli de joie et de reconnaissance. 

...

 Je fréquentais souvent le parc du cimetière, avenue Alexandre Fleming car l’air était pur et frais et très relaxant après une longue journée de labeur au bureau. 

Le soir du 8 Février 1985, que je qualifierai de tragique, je fis une étrange rencontre ou, dirais-je même, une affreuse rencontre. 

 Le ciel était devenu soudainement gris foncé, presque noir. 

Un orage se préparait-il donc ? Quoi qu’il en soit, les gens du parc étaient partis peut-être pour se mettre à l’abri.  Brutalement, un éclair frappa le chant du vent dans les feuilles des arbres. Il tomba dans un buisson et un flash de lumière puissant me fit fermer les yeux. Lorsque je les rouvris avec peine, une étrange lueur jaunâtre s’approchait de moi. Plus elle avançait, plus ses caractéristiques se précisaient. Soudain cette inquiétante étrangeté s’arrêta devant moi. J’étais sidéré, paralysé sur mon banc, incapable de faire le moindre geste.  

Son corps était invisible mais on pouvait distinguer ses contours et ses formes grâce à la grande cape noire qu’elle portait. Si je peux dire, des yeux rouges me fixaient intensément et sa respiration haletante et râlante gelait mes sueurs. Elle semblait tenir une canne qui paraissait être en apesanteur. Celle-ci avançait en même temps que cette chose venue d’ailleurs ou d’autre part. Il y avait quelque chose de magique et d’effroyable en même temps.

J’étais certainement témoin d’un phénomène d’une autre dimension. Il n’y avait rien d’humain dans cette scène. Était-ce du domaine du rêve ou de la réalité ? La « chose », car comment aurais-je pu la qualifier autrement, continuait à s’approcher lentement  de moi. Une odeur fade emplissait l’atmosphère. J’aurais voulu disparaître tant ma peur était immense. Je trouvai néanmoins, je ne sus comment, de la force pour me lever du banc sur lequel ma terreur m’avait cloué. Je courus à perdre haleine dans la direction qui s’offrait devant moi. J’avais l’impression d’être poursuivi. Effectivement, elle était derrière moi. Au détour d’une rue, elle se volatilisa comme par miracle.

 Arrivé, avec soulagement, à mon domicile, épuisé, je vidai le tube d’aspirine. Ne plus penser et surtout oublier. Je me dis : « Pauvre vieux, il faut que tu arrêtes les heures supplémentaires, cela ne te réussit pas. L’excès de travail te monte à la tête. Une bonne nuit de sommeil te fera le plus grand bien ». 

 Aux alentours de 11 heures, un nouveau flash de lumière me réveilla. La même odeur fade voguait dans l’air et imprégnait mes narines. Je levai lourdement mes paupières. A côté de la fenêtre à travers laquelle on voyait un temps déchiré par l’orage, la « chose » était de retour, là dans ma chambre. Je la reconnus immédiatement. Horreur et damnation !! Je l’entendis me parler. Je me frottai vigoureusement les yeux. Était-ce ce maudit tube d’aspirine avalé la veille ? Brutalement, elle disparut, volatilisée étrangement  pour la seconde fois.

Ma nuit n’avait pas été si bénéfique que ça, je me levai angoissé. Mais je savais qu’elle s’était bien introduite chez moi. J’en avais la preuve ; il y avait du sable autour de mes chaussures portées la veille lors de ma promenade dans le parc. Ce n’était pas moi qui avais rentré du sable dans la chambre, j’étais bien trop méticuleux. C’était donc elle. J’étais en peine confusion. Il fallait que je me rendorme. Je devais halluciner, je travaillais certainement trop. Il fallait absolument enclencher la « pédale douce».

 Je savais que ce qui s’était passé la nuit dernière, cette intrusion mystérieuse dans ma chambre était en relation avec la scène à laquelle j’avais assisté dans le parc. Cette « chose » m’avait retrouvé et était entrée avec effraction dans l’intimité de ma maison. J’étais habité par un besoin d’agir à tout prix. Il fallait que je prouve son existence et son approche de ma propre personne. Mais que faire ? Telle était là mon impuissance.

 

Un matin, alors que je lisais le journal, une dépêche de dernière minute attira mon attention :« Une femme d’un certain âge, victime d’une agression, eut le réflexe d’utiliser son appareil photos instantané. Ainsi put-elle immortaliser sur papier la physionomie de son agresseur en plein délit de violence à son égard. La poursuite policière facilitée par l’incroyable bravoure de cette dame conduisit l’infâme personnage sous les verrous »

 La solution à mon tracas se trouvait là, écrite noir sur blanc. L’appareil photo, mais oui, pourquoi n’y avais pas pensé avant ? Il suffisait que je m’approche d’elle au moment de sa réapparition et à moi de produire un flash de lumière. La photo serait la preuve irréfutable de ce que j’avançais.

  Il m’importait de partager cette histoire qui commençait sérieusement à me perturber. J’appelai donc mon frère. Malgré nos querelles, il demeurait  la personne  la plus proche de moi.

« Allô, suis-je bien chez Léon Florin ?
- Oui, je vous passe mon papa....... .
Mais n’es-tu pas tonton Alphonse ? répondit une voix d’enfant.
-  Exact, et je suppose que je suis en train de parler à mon petit filleul, Antoine. Peux-tu, s’il te plait, aller prévenir papa que je suis au bout du fil, c’est urgent ?
-  Allô, mais c’est le frangin Alphonse, quel est ton problème aujourd’hui ?
- Je vois que tu domptes toujours ton humour sur le bout de tes doigts. Tu ne changeras donc jamais. Peux-tu, en fait, venir me rejoindre au café de la place à deux heures ? Je t’en prie, c’est urgent. »

Mon frère fut ponctuel, nous nous assîmes à l’une des tables.
« Alors, parle, quel est ton problème ? Je suis en fait un peu pressé. »
Alors que je lui racontais ce que j’appelais ma mésaventure, mon frère me coupa la parole sèchement.
« Non mais des fois, tu ne deviendrais pas un peu paranoïaque ? Et moi, je suis là à écouter une énumération d’hallucinations visuelles. Ton travail te monte à la tête, ménage toi. Quand même ce serait vrai, réel, je n’y croirais que lorsque je le verrais moi-même.
- Mais tu le verras. ».

Ce fut ainsi que lui fis part de l’utilisation de l’appareil photo.
« Grâce à la photo tu auras la preuve que je ne suis pas fou, que je n’hallucine pas comme tu dis si bien. »
Ma réponse fut donnée sèchement mais sur un ton assuré.
« Faire de l’incroyable pour nous donner la confirmation de ta psychose ! J’insiste,  tu es complètement fou. »
Ce fut sur ces mots reçus comme des lames que mon frère m’abandonna en me jurant de n’en faire part à personne.

Je retournai dans le parc du cimetière avenue Alexandre Fleming sur le lieu de ma première rencontre avec cette « chose ». En possession de mon appareil photo, j’attendais à la fois avec impatience et crainte qu’elle revienne. Le ciel devint peu à peu gris sombre. Je pressentais que c’était le bon soir. Soudain un flash identique et presque devenu familier se produisit. Elle était bien là, devant moi. Sans perdre mon sang-froid, je pris quelques clichés coup sur coup de la « chose ». Mon héroïsme se termina là car je pris mes jambes à mon cou pour détaler loin de cette perception horrible qui me faisait frémir. De retour à mon domicile, je m’empressai de développer les photos. Mes mains tremblaient. Mais rien n’apparaissait, rien de ce que j’avais vu. J’obtins une photo immaculée, toute blanche et une autre sur laquelle ne figurait qu’un buisson. Le buisson devant lequel s’était tenue la « chose ». J’étais en proie au désespoir, à une dépression sans fond. Je chutais sans fin dans un trou noir.

J’avais placé tous mes espoirs dans cet appareil photo, mais en vain. Je continuais à être obsédé par la recherche d’une preuve objective de l’existence de la « chose ». Prouver que cette « chose » n’était pas le produit d’une construction mentale en plein délire. Si quelqu’un avait pu la voir comme moi, n’importe qui serait en mesure de la voir aussi. Et pourquoi pas mon frère, lui qui ne croit que ce que ses yeux et ses oreilles lui permettent de percevoir ?

Je pris l’initiative de le recontacter malgré notre dernière séparation un peu brutale.

Je le joignis à son travail pour ne pas inquiéter sa femme ni les enfants. Je ne voulais sous aucun prétexte les mêler à mes préoccupations.

Mon frère me répondit en manifestant aussitôt un grand embarras. Son argument principal était son indisponibilité face à un emploi du temps très chargé. J’insistai. Après de longues et difficiles  négociations, je réussis à l’ « emprunter » juste le temps d’une soirée. Quant à moi, mon emploi du temps s’était trouvé allégé en raison de ma mise en repos forcé décidé par le directeur de mon entreprise. Celui-ci me trouvait un peu blafard et sans tonus. Bien entendu, je ne lui ai pas parlé des raisons susceptibles d’expliquer les changements qu’il avait pu percevoir. Juste un peu de fatigue, en effet, une semaine de repos me décontracterait.

 

Léon était fidèle au rendez vous. Pour ce soir-là, il avait sorti son côté plutôt jovial. En le félicitant sur sa bonne humeur, j’éprouvais de l’inquiétude pour lui, mon petit frère. J’eus soudain la sensation d’un danger imminent qui planait autour de nous. Il fallait préserver mon frère de tout risque d’atteinte à sa vie. Il avait une famille, lui. C’était très important.

Il crut bon de me dire que ce type de rendez-vous qu’il considérait comme loufoque était le dernier qu’il m’accordait. Je l’approuvai puisque ce soir, c’était le bon soir, la fin des sarcasmes que mon frère entretenait à mon égard.

Le jour commençait à décliner lentement. Les nuages se rassemblaient et le ciel s’assombrit. Je reconnus le scénario annonciateur de l’apparition fort probable de la « chose ». Je me sentais quelque part en confiance. Les derniers promeneurs s’éloignaient et mon frère s’impatientait. Je l’emmenai alors vers le petit buisson que je repérai assez facilement puisque je l’avais photographié. J’eus quelques frissons. Mon frère en profita pour se moquer de moi, me rappelant que la peur n’avait rien de viril pour un homme. Lui, il en était un, un homme dans toute sa force et sa maîtrise. D’ailleurs, il était certain que je l’enviais sur ce point.

Il n’eut pas le temps de poursuivre les éloges sur sa propre personne que le souffle d’une explosion accompagnée d’une lumière intense nous projeta sur le sol. Ahuris, écorchés, on se releva en titubant. J’eus la force de dire à mon frère : « L’as tu vue au moins ? » avant de m’évanouir.

 

Je suppose qu’Alphonse m’avait porté jusque chez lui. Je repris connaissance. Alphonse me regardait mais avec un regard que je ne lui connaissais pas. Il m’a juste dit qu’il avait téléphoné et qu’on viendrait me chercher. A la vue de trois hommes en blanc, je bondis du canapé sur lequel j’étais allongé. Ils me neutralisèrent vite fait. Je hurlais des  « pourquoi ? ». Mon unique  frère me taxait de folie et de surcroît m’accusait de tentative d’homicide sur sa propre personne. Je m’en défendis violemment puis à quoi bon. C’était peut-être le désir de la « chose ».

Cela fait maintenant quinze ans que je suis pensionnaire d’un asile psychiatrique, au pavillon des patients chroniques au long cours. J’ai confié l’existence de la « chose » au psychologue. Dommage que je ne puisse pas l’emmener au parc du cimetière, c’est une personne si attentive à mes préoccupations.

 Mon frère m’a abandonné, renié. Je n’ai plus aucune nouvelle et cela me rend triste quelquefois. Il doit se repentir d’avoir trahi son frère.

 ...

En fait, ici à l’hôpital, je suis en sécurité. On me protège parce que je ne suis pas fou, juste un peu fatigué. On a installé dans ma chambre la télévision. Je ne la regarde pas car je ne supporte pas qu’on puisse parler de moi au journal télévisé. Je préfère lire. Je viens de terminer d’apprendre par cœur le dictionnaire de la lettre A à Z.

 Demain , j’apprends l’annuaire téléphonique, deux pages par jour. Heureusement  pour marquer les pages, il me reste les deux photographies faites dans le parc du cimetière.

Alexandre A

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