Dr TARTEMPOUILLE Alfred
Psychiatre à la clinique des Lilas
73200 Aix-les-Bains

 

A

 

M. ROGUE Rodolphe
18 Grand-Rue
38690 BIOL

 

A Aix-les-Bains, le 15 mai 2001

 

OBJET : Décès de votre oncle.

 

Monsieur,

 

Votre oncle, Olivier Rogue, vient de mourir ici, à la clinique des Lilas le 12 mai 2001. Il a été, je vous le rappelle, interné il y a juste 16 ans, à la suite d'une grosse crise de psychopathie aiguë dans laquelle il avait essayé de tuer Marie Rogue, votre mère. Depuis son internement, il n'avait cessé de dire qu'il était parfaitement lucide et que c'étaient les autres qui étaient fous. Petit à petit, son état passa de psychopathe aigu à schizophrène grave et depuis, quelques heures par jour, il errait dans les couloirs, le regard éteint en rasant les murs, d'autres, il était totalement égaré, ne reconnaissait personne, hurlait et tapait sur tout, alors il fallait l'isoler ; d'autres encore, il paraissait lucide, disait que vous étiez la seule personne qui comptait encore pour lui et écrivait le manuscrit ci-joint (qu'il voulait vous faire parvenir), où il racontait sa vie. Votre oncle était en pleine forme physique même s'il ne se lavait qu'une fois par semaine, tenait sa barbe marron-blanchâtre à 10 cm, ses rides se creusaient de plus en plus et ses 1,85 m. n'allaient pas vraiment avec ses longs cheveux blancs parsemés de quelques tresses bleues et rouges.

Il est mort bizarrement : avec deux blessures, l'une au bras droit, l'autre symétriquement, au bras gauche, et la tête transpercée par un long tube métallique pointu qui devait traîner dans la clinique, posé à côté de lui. La javeline ne comportait que ses empreintes digitales, ce qui semble confirmer la thèse du suicide car depuis quelques jours, il parlait d'un affrontement avec son double ou avec lui-même.

 Veuillez agréer, Monsieur Rogue, mes plus sincères condoléances.

 

A. TARTEMPOUILLE

 

 

A ma naissance, le 3 mars 1946, mes parents me prénommèrent peu couramment : Olivier. Mon frère, né en 1948, fut appelé Charles.

Je ne me souviens pratiquement pas de l'école maternelle, sauf que je n'aimais pas y aller.

J'étais plutôt mal à l'aise dans ce costume trop grand pour mon petit mètre de l'époque et quand Mme Rusard, une dame qui faisait le double de ma taille, me cria: "Et alors, Rogue, dépêchez-vous de rentrer en classe !", ce sentiment de malaise s'accrut. Avec une maîtresse pareille, cette première année d'école primaire s’annonçait mal. Et Charles eut la bonne idée de me faire enrager chaque soir après l'école, pendant cinq ans.

Ah ! Mes dix ans, je les ai fêtés 6 mois avant de rentrer au collège. Mes parents organisèrent une grande fête à la maison, d'habitude une grande et sinistre bâtisse de St Jean de Soudain, qui soudain, entièrement décorée, eut l'air vivante de lumière et de musique. Cette fête, heureusement dispensée de Charles, fut la meilleure de toute ma vie. On m'offrit un sublime vélo (qui paraîtrait minable aujourd'hui, avec mes 1,50 m de l'époque), et l'équipement qui allait avec : casque, lunettes, gants, sacoche, ainsi que la gourde.

En 1956, ma mère me conduisit devant un grand portail noir abritant l'entrée d'un immense bâtiment gris-noir, haut de deux étages, qu'était le collège St Bruno. Une foule d'élèves que je rejoignis malgré ma timidité, attendait d'entrer; c'est ici que je connus Hermione Prisloux, ma première petite amie.

Je l'aimai dès le premier regard et ce fut pour moi une agréable surprise de savoir que cette belle brune aux yeux bleus était dans ma classe. La semaine après la rentrée, nous fîmes plus intimement connaissance. Nous flânions ensemble toutes les récréations et étions à côté pendant les cours. Je me souviens encore de notre premier baiser, deux semaines après la rentrée.

C'est bien après que nos relations commencèrent à se détériorer et, fin octobre, elle "cassa". Ah! Je n'étais pas joyeux ce jour-là et, pour oublier mon chagrin, je me plongeai dans mes notes qui, elles aussi avaient plongé. Je me dépêchai de les remonter, chose peu facile en raison de Charles qui, en cancre parfait, essayait de m'attirer dans ses jeux, mais je résistai et (à quel prix ?) je doublai ma moyenne.

Ah !, mon frère ne me facilitait pas la tâche, m'embêtant tout le temps, en période d'école et de vacances. Les différentes petites amies que j'eus du collège au lycée ne duraient jamais très longtemps.

En 1963, je passai avec succès mon bac et bientôt, je rentrai dans la grande école. Six ans après, pendant que l'homme marchait sur la Lune et malgré mon frère pire que jamais, j'eus mon diplôme d'ingénieur. En janvier 1971, un patron m'engagea, ce fut le premier ( et le seul ) emploi de ma vie.

Le 6 juillet 1978, mon frère Charles se maria avec Marie, ma troisième petite amie, ce doit être à cause de cela que je vins au mariage. Et le 22 juillet 1980, j'appris la naissance de mon neveu Rodolphe. Même si ses parents ne m'aimaient pas beaucoup, moi je l'aimais bien et je crois que c'était réciproque.

En 1985, mon métier d'ingénieur me rapportant assez, je décidai de trouver, tout en faisant des balades autour de la Tour du Pin, un emplacement pour une future maison loin de la ville. Un paysan me conseilla une forêt traversée par une grande route. En cherchant le meilleur emplacement, j'atterris devant un chemin de terre où un panneau indiquait : "à vendre". En m'aventurant dans ce chemin, j’aperçus une maison qui me plut. Je sonnai et on m'ouvrit, je vis là une petite dame d'environ cinquante ans qui me fit visiter la maison. Elle me convenait, je lui achetai et, le 7 février 1985, j'emménageai.

La nuit ne fut pas très gaie car je n'avais pas de vrai matelas et je dormis par terre. Le matin, je me réveillai à cause d'une douleur et en me levant, je pus constater non seulement que la douleur était réelle : au bras gauche, j'avais une petite plaie comme faite avec un couteau, qui disparut dans la journée (mais la douleur resta), mais que, m'étant couché par terre en bas, je me réveillai sur un vieux fauteuil, en haut.

Je regardai et trouvai les portes et fenêtres fermées. Je pensai donc que j'étais somnambule et j'avais tort car la nuit suivante, m'étant attaché les pieds, je me retrouvai au même endroit, dans la même position, avec la même plaie mais au bras droit. Alors, la nuit du 9 au 10, je décidai de faire semblant de dormir.

La nuit étant sans lune, sans étoile, froide et glacée, c'est grâce à cela que je pus résister au sommeil. Vers minuit, je me vis moi-même, pas vraiment moi mais un "moi" décharné, en guenilles, une grande épée à la main. L'attente était intolérable et il y eut 5 mètres entre nous, 2 mètres, 1 mètre et je bondis sur lui, une barre de fer à la main. Il me sembla furieux, comme quelqu'un qu'on empêche d'accomplir une oeuvre, sachant que c'est la dernière issue. Tout en essayant de m’embrocher (preuve qu'il était bien réel ), il me dit qu'il lui était arrivé la même chose 200 ans auparavant, dans cette maison et d'ailleurs, tous les 100 ans, pour revivre, il devait blesser quelqu'un aux deux bras en deux nuits, à l'endroit où il était mort. En me décrochant un coup de poing, il me dit que la troisième nuit, il devait tuer cette personne au même endroit. Or, la victime devait être de la même famille que le mort vivant.

Le combat durait encore et toujours et, vers cinq heures, quand le soleil commença à paraître, il s'enfuit, traversa la porte et dit qu'il se vengerait. Je sortis par une fenêtre et le poursuivis en voyant qu'il s'enfonçait dans la forêt. J'arrivai à un cimetière semi-transparent où je "me" vis m'enfoncer dans une tombe où je lus : « Ci-gît Alexandre Rogue, né le 4 mars 1746 (devenu fou le 7 février) et mort assassiné le 9 février 1785 ».

A 200 ans près, ma naissance et ce qui aurait dû être ma mort correspondaient aux dates inscrites. A mesure que le jour apparaissait, le cimetière disparut sous terre. En revenant la nuit d'après au même endroit, je ne trouvai rien et je pensai que j'avais rêvé, à cause d'un surplus de travail, même si j'avais encore mal aux bras.

Les 4 ou 5 nuits suivantes, ou je ne dormis pas, attendant que revienne mon visiteur, ou je n'arrivai pas à dormir, torturé par l'incompréhension de mon aventure. Trois jours après, mon patron me donna une semaine de congé car je devais vraiment avoir l'air stressé, anxieux, énervé et fatigué.

J'employai les jours suivants à chercher, dans un rayon de cinquante mètres autour de la maison, des traces du visiteur nocturne. Je ne trouvai rien et je travaillai d'autant plus dur jour et nuit. Je croyais voir dans chaque buisson, chaque arbre et même chaque meuble bizarre une trace, un indice de sa présence. Dans chaque couteau, chaque objet pointu, je croyais voir son arme. Je vécus plusieurs semaines ainsi. Quand je me persuadais avoir rêvé tout cela, j'étais soulagé, mais mes angoisses me reprenaient quand je me disais que cela avait existé, quand mes douleurs aux bras se manifestaient.

J'allai demander conseil à Charles que je n'avais point revu depuis la naissance de Rodolphe, il y avait cinq ans de cela ; cette pénible solution était la dernière à mes yeux. Je le vis vieilli, quelques cheveux couleur neige semés dans sa tignasse épaisse, avec un visage un peu ridé, mais heureux. Je lui racontai l'histoire telle que je l'avais vécue et lui demandai conseil sur la situation à adopter.

" Tu devrais, m'assura-t-il, aller consulter un psychiatre ou aller dans un centre de repos, mais en tout cas, que cette histoire soit vraie ou fausse, il faut que tu n'y penses plus; quitte cette maison, au moins pour un moment. Tu verras, à ton retour, tu n'y penseras plus !

- Non, je ne peux pas, car quand je quitte cette maudite bâtisse, il me semble le voir attaquer des dizaines d'humains innocents en disant que je suis l'unique responsable.

- Fais du sport ou des jeux, tu penseras à autre chose ! proposa-t-il.

- J'ai déjà essayé mais je me fatigue énormément, je m'endors et je le vois plus terrible que jamais. Alors j'ai décidé que je devais brûler le bois où se trouve le cimetière puis creuser à l'endroit présumé où se trouve cette tombe...

- Mais, me coupa-t-il, affolé à cette idée, tu risques la prison.

- Tu as raison, répondis-je, j'ai lu que pour annuler le maléfice, il fallait creuser à l'endroit où se trouvait le cadavre et tuer dans le trou les descendants ou le descendant direct de la dernière génération. En faisant des recherches, j'ai trouvé que cette personne n'est autre que... Non, je ne dois pas te le dire.

- J'aimerais mieux savoir qui est cette personne, mais en tout cas, qui que ce soit, ne la tue pas !

- Non, dis-je. Je ne peux pas te le dire, mais promets-moi quand même que tu n'en parleras à personne."

 

Je ne pouvais tout de même pas lui dire que pour y arriver, je devais tuer Marie, sa femme ! Je décidai de déterrer la tombe le jour même.

Le soir, ce que j’avais trouvé, des pierres alignées, me permettait de dire où la tombe était. J'allai me coucher, et pour la première fois, je pus dormir tranquillement. Le lendemain, quand j'allai à la tombe, je vis que les pierres, à cause des animaux et de la pluie de la nuit, avaient été toutes déplacées. J'appelai rapidement Marie chez elle en lui disant de me rejoindre. Avant de la tuer, je devais égorger deux gros chiens, alors, j'allai chez le voisin, j'assommai deux de ses chiens et je les égorgeai dans les restes de la tombe. J'allai me changer car il fallait qu'elle ne se doute de rien : cela aurait raté, avec des vêtements pleins de sang et de terre.. Quand Marie arriva, je lui demandai si elle voulait se promener dans les bois. Ayant répondu par l'affirmative, je l'emmenai dans les bois jusque devant la tombe où je bondis sur elle, essayant de l'égorger. J'allais y arriver quand une force surhumaine me tomba dessus et nous luttions encore quand on me lança un coup de poing qui me cloua au soi. Il se mit sur moi pour m'empêcher de m'enfuir. C'est alors que je reconnus mon très cher frère qui, intrigué, avait suivi Marie avec mon voisin qui m'avait vu tuer ses chiens, ils avaient voulu m'empêcher d'agir.

Mon voisin m'enferma dans une pièce close, chez lui, avec une petite ouverture pour faire passer la nourriture, la boisson et le journal; c'est d'ailleurs ainsi que j'appris que Marie était sortie de l'hôpital et, avec Charles, ils méditaient sur mon sort.

Pendant 3 ou 4 jours, tous les jours, mon "hôte" m'apporta de la nourriture et de la boisson et, toutes les nuits, l'être m'apparut et reparut pour me blesser, me tourmenter et m'empêcher de dormir. Charles, puis Marie, me rendirent visite. Quand Charles vint, je ne pus parler, pris entre le remords et la honte mais quand ce fut Marie, je hurlai de douleur car mes blessures aux bras me faisaient atrocement souffrir. Dès qu’elle fut partie (en courant), je vis l'être qui me dit en ricanant qu'il ne fallait pas toucher à sa descendance, encore moins pour le détruire. La nuit suivante, il revint comme la première fois que je l'avais vu, et, nous nous rebattîmes longtemps. Cette fois, il eut le dessus et s'infiltra dans mon esprit; je ne sais pas ce que je fis pendant toute la nuit mais vers sept heures du matin, dans un état de semi-conscience, je vis Charles débarquer dans la pièce en se disant désolé, mais que c'était la seule solution, puis je vis rentrer deux personnes en blouse blanche qui m'enfilèrent... une camisole de force, puis ils me firent monter dans une ambulance. J'essayai de leur expliquer qu'un être possédait une partie de moi-même, je ne réussis qu’à produire des sons inintelligibles.

Ce 12 mai 1985 fut le début de mon internement en asile. Le soir et le matin jusqu'à 10 heures, j'étais semi-conscient mais toutes les nuits et quelques minutes à midi, l'être me possédait et donc depuis 1985, la vie se déroule de manière répétitive; mon temps est maintenant rythmé par mes « crises », mes visites chez le psychiatre, les visites des belles infirmières pendant mes moments de détente et... la télé. Je n'ai toujours le droit ni aux visites, ni de sortir, je me limite donc à la télé, aux autres malades, aux médecins, aux murs blancs et lisses, au petit jardin de l'asile et à ma cellule. Cela fait bientôt seize ans que je suis là et, limité à cette mentalité et à ce petit paysage, je désespère maintenant de pouvoir me réintégrer dans le monde "normal."

Xavier P

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